1
« Je
vis à la station Bonne-Nouvelle depuis deux ans. J’y passe tout
mon temps et je n’en sors que pour aller m’acheter à manger et à
boire. Les vigiles me connaissent et me laissent dormir là, certains
usagers du métro me connaissent aussi et moi je connais leurs
visages et leurs pensées. Même s’ils l’ignorent, je les
protège.
J’ai
trente-cinq ans. Ma femme est décédée il y a trois ans, ce qui a
fait écho a des années de distance avec la mort de ma mère qui
pourtant n’avait rien à voir. Quand j’avais onze ans, mère
avait été tabassée à mort par son mec de l’époque et j’y
avais assisté caché sous la table. J’ai terminé en foyer et la
police n’a jamais retrouvé ce type. Ma femme est morte du cancer,
elle fumait et buvait trop et moi je fumais et buvais davantage mais
c’est elle qui est tombée malade. À
cause de la douleur elle a passé un mois sans parler et presque sans
manger, ça ne me dérangeait pas puisque j’étais bourré tout le
temps. Un jour elle a eu un malaise. Le temps que le SAMU arrive elle
était inconsciente. Ils lui ont filé de l’oxygène, elle s’est
réveillée dans l’ambulance, elle est morte à l’hôpital
d’une insuffisance cardiaque. Ils ont retiré de sa gorge une
tumeur toute noire et grosse comme le poing. J’ai picolé de plus
en plus, j’ai perdu la maison, j’ai fini dans le métro et je
n’ai plus parlé à personne.
J’ai
commencé à fouiller les poubelles pour récupérer les journaux que
les gens abandonnaient. Je n’étais pas revenu à Bonne-Nouvelle
par hasard, c’est là qu’on habitait avec ma mère et j’avais
la conviction que le salopard qui l’avait assassinée n’avait pas
déménagé. Je le sentais. Je savais que je le reconnaîtrais
aussitôt que je le verrais. Il n’en était pas à son premier
crime. En épluchant les journaux et aussi d’autres sources
d’informations bien plus confidentielles, j’avais appris qu’il
tuait des femmes depuis des années. Il n’avait jamais quitté ce
quartier devenu son territoire. Il échappait à la police pour la
simple raison que cette affaire était médiocre. Un meurtrier à la
petite semaine, qui vivait avec des femmes pauvres et une ou deux
fois par an en tuait une à coups de poings, pas de quoi exciter un
inspecteur mais moi je ne pensais qu’à ça. Je recoupais, je
guettais, je scrutais, je l’attendais et le jour où il serait
enfin là je serais prêt à me venger.
Je
picolais pour tenir le coup. J’étais en contact avec à ma mère.
Depuis que je m’étais investi corps et âme dans cette mission je
m’étais découvert des pouvoirs. Je détectais des signes dans les
journaux et dans les affiches. Je sentais des odeurs. Je
reconnaissais les victimes et les agresseurs. Certains morts me
parlaient, pas uniquement ma mère mais avec elle je discutais tout
le temps. J’ai pu mieux la connaître.
Je
veillais sur cette portion du monde. Cette station de métro était
devenue mon territoire, j’en connaissais les rythmes, je
connaissais ceux qui la fréquentaient quotidiennement. Je repérais
les indésirables et je les surveillais, je punissais ceux qui
commettaient une mauvaise action. J’étais devenu un justicier. Il
arrivait que je me trompe parce que je buvais trop. Il m’arrivait
de croire à une agression alors qu’il ne s’agissait que d’une
affiche publicitaire. Il m’arrivait de mal interpréter les signes
distillés par le journal parce que j’étais trop torché mais dans
l’ensemble j’étais un bon justicier.
Je
veux vous raconter l’apogée de ma carrière. J’ai enfin trouvé
l’assassin de ma mère. Il va enfin payer. Un indice majeur m’est
apparu dans un exemplaire froissé de 20 minutes. Une femme avait
été battue à mort, ici même mais à la surface, dans un immeuble.
Je savais lire entre les lignes et ma mère me le confirma : il
s’agissait bien du même assassin, de cette ordure que je traquais
sans relâche depuis deux ans. Ma quête arrivait enfin à son
couronnement. J’étais fébrile en recueillant les indices, les
odeurs, les informations. J’appris qu’il serait à la station à
dix-huit heures. Il sortirait du métro. Ce serait l’heure de
pointe, tous mes sens devraient être en éveil. Je devrais être
d’une vigilance sans faille.
J’étais
tellement concentré sur mon affaire que je ne faisais presque plus
la manche. Seuls les habitués me donnaient de l’argent, ceux qui
connaissaient mon rôle et me remerciaient de la protection que je
leur apportais. Je n’avais pas de quoi manger, seulement de quoi
boire, mais cela me suffisait. Le matin les affiches publicitaires
avaient été changées. Les nouvelles représentaient des hommes et
des femmes beaux et bien habillés. Ils m’aideraient. Ils vantaient
un parfum et des ordinateurs portables. L’odeur et l’information,
mes deux sources de vérité. Ma mère aussi était là. Nous avons
passé la journée à discuter. Nous savions qu’une fois ma mission
accomplie elle quitterait définitivement ce monde tandis que moi je
pourrais au contraire y retourner. Je voulais quitter cette station
et mettre mes pouvoirs au service de la justice.
À
dix-huit heures j’étais posté sur le quai qui allait vers la
station Grand Boulevard, juste à côté du plan de Paris.
J’attendais. Les signes indiquaient qu’il sortirait de la
prochaine rame. J’avais dans la poche une bouteille de vin et un
couteau avec lequel je lui percerais le cœur. Je ne voulais pas le
faire souffrir, je n’étais pas un assassin. Ma mère se tenait à
mes côtés et mes autres alliés invisibles patrouillaient. Le quai
grouillait de voyageurs bien habillés qui sentaient bons. La tension
était palpable par tout le monde. Les animaux frémissaient. Une
atmosphère de traque et de sauvagerie électrisait l’air.
Le
métro arriva, stoppa, un flot de voyageurs en descendit et croisa le
flot de ceux qui montaient. Il était quelque part. Il était là.
J’observais la foule à la recherche d’un signe. La plupart des
gens me lançaient des regards dégoûtés. Ils étaient confondus
par mon apparence physique lamentable, par mon odeur, par ma posture,
par ma bouteille. Ils étaient aveuglés par mon costume, ils ne
comprenaient pas que j’étais l’instrument de la justice et du
bien, mais quelques-uns savaient et l’admiration que je lisais dans
leurs yeux me donnait du courage.
Je
ne le vis pas mais lui me vit. Il me parla. Ça n’était pas une
voix mais mille voix, un brouhaha, toutes les conversations et toutes
les pensées de tous les voyageurs qui au lieu de s’entremêler en
une cacophonie douteuse convergeaient vers l’unique phrase,
concentrée comme une flamme et dirigée vers le centre de mon crâne.
Elle me brûlait, j’avais les larmes aux yeux, mon cerveau poussait
de tous les côtés pour sortir.
« je
suis là, je suis là, je suis là, je suis là, ... »
Dans
le brouillard de ma douleur, je compris que lui aussi avançait
déguisé. Il aurait pu être n’importe qui. J’étais ballotté
par les gens, ses pouvoirs me réduisaient à l’impuissance, je
souffrais. J’étais consterné. Je reçus un coup par-derrière qui
brisa le lien et dissipa la douleur. C’était deux jeunes habillés
de survêtements informes et au visage de brute à demi dissimulé
par une capuche. Ils me bousculèrent pour entrer dans le wagon. Ils
étaient deux mais c’était lui, c’était lui qui avait pris ce
masque révoltant et dans leur sourire je reconnus le sien, dans
leurs yeux je vis son regard. Tandis que la rame s’éloignait, dans
ma tête il disait : « je reviendrai, petit ; je
reviendrai ».
Je
passai une heure en état de choc. Non seulement je me suis révélé
incapable de le stopper, mais encore c’est lui qui m’avait nargué
et défié. Je retournai à mon banc, des heures passèrent. Je
réfléchissais. On me donnait du fric. Je ne sortais de la station
que pour acheter à boire, je ne sais même plus s’il faisait jour
ou nuit, je ne mangeais pas, je ne dormais pas, je ne faisais que
boire et réfléchir. Trois jours, peut-être quatre, passèrent
ainsi. Ma mère m’aidait. Nous cherchions une faille, un moyen de
le repérer, nous guettions des signes. Je lisais tous les journaux,
tous les prospectus, le moindre papier froissé et jeté dans la
poubelle ; je reniflais les tâches d’urine et les restes de
nourriture, je cherchais une piste mais il n’y avait rien. J’étais
défait. Il était venu, il s’était montré, il m’avait défié
et je n’avais rien pu faire... J’étais au désespoir.
C’est
au bout d’une semaine de cette attente pesante et déprimante que
j’ai enfin obtenu l’information cruciale. Je l’ai obtenue au
prix d’un crime. Une autre femme avait été battue à mort quelque
part à la surface mais le journal me révéla enfin la part de
vérité qui me manquait et me donna enfin une piste que je pourrais
suivre : une odeur, un fumet de sang, un remugle qui venait des
profondeurs, une trace qui menait à sa tanière. C’est là que je
m’apprête à me rendre pour vaincre ou périr et là-bas j’y
vais seul, ma mère a cessé de m’accompagner, ça y est, je suis
face à mon destin mais pour que mon combat ou mon sacrifice ne soit
pas vain j’ai décidé de vous écrire ceci. Le témoignage d’un
héros, d’un champion du bien. Il y a un passage secret et je le
trouverai. Dans les ténèbres qui relient les stations il y a un
passage qui mène à l’infra-monde et c’est là que le meurtrier
se cache, c’est là que je me rends avec l’espoir de revenir
victorieux. »
(Posté
sans timbre dans une boite aux lettres proche de la station de métro
Bonne-Nouvelle et adressé à la rédaction parisienne de 20 minutes)
2
Fernand
Lassère, quarante-trois ans, était employé de maintenance à la
RATP. Son travail consistait à vérifier et réparer les
installations électriques et les câbles qui courent d’une station
à l’autre. Il était un de ces fantômes orange vif qu’on peut
croiser quand on voyage dans le métro parisien, émergeant un
instant de l’obscurité qui sépare les stations.
Le
vingt-quatre novembre à dix-neuf heures trente, il intervint à
Bonne-Nouvelle pour remplacer un fusible défectueux responsable
d’une perte de lumière juste avant Strasbourg-St-Denis. Il
dévissait en sifflotant un boîtier frappé de la mention « danger :
haute tension » quand un bip à sa radio l’avertit de
l’imminence d’un métro. Il s’aplatit contre le mur, inutile de
risquer sa vie, et regarda passer la rame. À
cette vitesse, tout ce qu’on avait le temps de voir c’était la
lumière des wagons. Segmentée par les séparations entre chaque
vitre, elle donnait l’impression de clignoter. Les passagers
étaient une masse floue et prise dans cet éclairage vif, avec
toujours une ou deux silhouettes qui émergeaient, figées dans une
expression ahurie ou une attitude banale.
Une
fois le métro passé, il se remit à travailler mais s’interrompit
à nouveau en entendant s’approcher des pas en provenance de la
station. Il mit les mains en coupe autour de ses yeux pour mieux voir
et aperçut en contre-jour un vieillard qu’il reconnut comme étant
le vieux clochard qui squattait ici depuis toujours. Un vieil alcoolo
qui foutait la trouille aux étudiantes et qui parlait tout seul. Il
empestait comme une charogne, avait une barbe dégueulasse, des
ongles noirs, des rides, un visage couperosé par le mauvais pinard
qu’il s’envoyait à longueur de journée et empilait sur lui été
comme hiver des couches de vêtements marrons qui puaient la mort.
— Hé,
là, grand-père, faut pas venir ici, c’est dangereux !
Le
vieux n’entendit pas ou alors était trop bourré pour comprendre
quoi que ce soit. Il parlait toujours tout seul, mais impossible de
piger le moindre mot de son sabir.
Fernand
poussa un soupir excédé et, reposant sa caisse à outil, se dirigea
vers le SDF. Si cet idiot se faisait choper par le métro suivant il
ne se sentirait même pas crever, pété comme il l’était. Parvenu
à son niveau, il répéta :
— Faut
pas rester là, papi. Faut retourner vous asseoir.
Il
parlait fort, avec un sourire contraint et en articulant bien, comme
on fait quand on s’adresse à un sourd ou à un débile, mais le
vieux ne réagit toujours pas et continua d’avancer. Il déplaçait
une odeur épaisse de vieille pisse, de chiasse restée des semaines
à sécher au fond du froc, de sueur rance, de froid sale, de
fringues raides et moisies et de métro avarié. Fernand serra les
dents, saisi par la puanteur. D’un air écœuré, il avança la
main pour attraper l’apparition dégoûtante à l’épaule. Il
fallait bien le ramener à sa place, ce vieux déchet.
Le
SDF, l’air toujours absorbé dans des pensées désagréables,
cessa de parler tout seul et se dégagea d’un mouvement d’épaule.
De l’autre bras, il cogna sèchement Fernand au visage. L’employé
surpris pris le poing en pleine poire. Il sentit son nez se tordre et
la cloison se fendre. Du sang coula, il perdit l’équilibre, cela
suffit au SDF pour le pousser sur la voie. Fernand cria et tomba d’un
mètre vingt sur le dos. Le SDF le regarda se briser les reins en bas
et s’écrasa contre le mur quand le métro passa. Il vit peut-être
le visage horrifié du conducteur et celui de Fernand juste avant que
la motrice l’efface plein phare et traîne son corps désarticulé
sur cinquante mètres – le temps que le pilote réagisse, freine et
prévienne le PC.
Fernand
n’était pas mort. Les métros disposent d’une sécurité, ils ne
tuent pas les gens, ou alors rarement, et cette fois-ci la victime
survivrait. Fernand resterait tétraplégique.
Le
SDF partit dans l’autre sens, traversa comme une bombe titubante et
hagarde la station à l’extrémité de laquelle les gens
s’amassaient déjà en attendant l’arrivée des secours, les
premiers commentaires s’échangeaient déjà, accident, suicide,
sûrement suicide, et s’engouffra dans l’autre tunnel, celui qui
menait à Grands Boulevards. Une partie du réseau était bloqué à
cause de l’accident, ce qui lui permit de fuir. Du métro, il passa
dans les égouts et il y resta.
Pendant
une semaine il se terra sans manger ni boire, trop apeuré pour
sortir. Il ne parlait plus tout seul, peut-être les voix
l’avaient-elles quitté. Pendant cinq ans, il avait bu trois litres
de vin chaque jour. La désintoxication forcée fut très
douloureuse. Des hallucinations cauchemardesques le firent hurler.
Des douleurs acides lui tordirent l’estomac et les intestins, des
migraines optiques le terrassèrent, il vomit et chia du sang. Cela
dura cinq jours. À
la fin il était très affaibli, il avait perdu presque dix kilos,
mais il était sevré. Son cœur atteignait cent battements par
minute et sa tension dépassait quatorze. Il était sur le point de
crever. Il quitta le métro très maigre et très pale. Les passants
s’éloignaient de lui. À
minuit et demi le SAMU social le récupéra. Il raconta son histoire
à un infirmier qui ne le crut pas mais transmis quand même
l’information à la police. On l’arrêta. On le jugea responsable
et on l’envoya sept ans en prison, où il se tint peinard et se
refit une santé. Les autres détenus le laissèrent tranquille.
À
sa libération, il trouva une place en foyer et suivit le circuit
classique de la réinsertion sociale. Trois ans plus tard il
travaillait à la Direction Départementale de l’Équipement de
Beauvais. Il avait quarante-sept ans. Il habitait un studio à Creil.
Il prenait des cachets contre la schizophrénie, contre la dépression
et contre l’insomnie. Il n’était pas heureux. Il se souvenait
avec nostalgie de sa flamboyance passée. À
la pause-café de dix heures il racontait à ses collègues des
anecdotes tirées de sa vie dans le métro. Son public riait de ces
médiocres histoires et méprisait l’homme qui les racontait.
Il
mourut d’un cancer du foie à cinquante-trois ans. Depuis son
dernier combat, il n’avait pas bu une seule goutte d’alcool ni lu
une seule ligne de journal.
À suivre ici.
Christophe Siébert
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