24.4.14

13. Stéphane Bernard _ 'Peepshow'

Il était tôt. Vingt-trois heures. Mais il était déjà couché. Parce qu’il allait mal. Rien ce jour-là n’avait su venir à bout du spleen. Et puis cela faisait des semaines qu’il buvait afin d’oublier toute cette sale histoire, alors il se disait qu’un jour de relâche ne pourrait lui faire que du bien. 
C’est évidemment à peine sous les draps que l’interphone buzza. Au début il ne réagit pas, resta allongé les yeux fermés.
Bzzzzz !
Il résistait encore mais ses yeux étaient ouverts et ils observaient maintenant les ombres portées sur les murs. Certains jours il avait peur que plus personne ne passe. Il s’emportait tellement vite. C’était encore à ça qu’il pensait avant que ça sonne.
Bzzzzz !
Il se lève, décroche.
– Salut, mec, c’est moi.
Daniel.
– Margot et moi, il se trouve qu’on a deux énormes cartons de picole, avec toutes sortes de choses à boire, et on se disait que tu pouvais peut-être venir nous donner un coup de main.
C’était pas le jour. Merde. Pourtant il était déjà presque rhabillé.
– Je descends.

Au pied de l’immeuble, dans une des rues les plus chères du centre, Daniel cherchait ses clés, ne les trouvant pas, sonna. Pas de réponse.
– Putain, je suis con. Cette merde ne marche pas.
Il recula, titubant, et se mit à gueuler « Margot ! » plusieurs fois. Une fenêtre du dernier étage finit par s’ouvrir en couinant. Le visage d’une jolie blonde de trente ans apparut, un bras potelé leur jeta des clés.
Stéphane appuya sur l’interrupteur, la lumière s’alluma, mais un peu avant le quatrième étage, les ampoules étaient grillées. Et Daniel partait pour le grenier.
– Hé, où tu vas ? Ça serait pas là ?
Daniel redescendit trois marches, son briquet cliqueta. Il dévisagea sa porte, remarqua le tapis, en voyant le regard de son ami ricana. Ils entrèrent.
Passé un petit vestibule ténébreux sur lequel donnaient la salle d’eau et les toilettes, la pièce principale. Un grand lit à baldaquin, blanc, la dominait. Aux deux grandes fenêtres, des rideaux, blancs, se balançaient doucement. Aux pieds des fenêtres une table basse blanche qui penchait légèrement à cause d’un plancher centenaire et un large tapis, également blanc et en pente. Deux fauteuils, un canapé, assortis. Sur le manteau de la cheminée, de marbre sombre lui, une mini-chaîne, une rangée de cd et un cendrier, par le jeu du miroir, étaient doublés. Et sur la table basse, une forêt de bouteilles de bières, et deux ou trois de vin.
Margot, dans une robe à fleurs claire sensuelle, ses grands yeux bleus comme d’habitude cernés mais charmants, accueillit Stéphane avec un large sourire, comme déchiré par le bonheur, et l’embrassa.
– Stéphane ! Ça me fait plaisir que tu sois venu. Avec Daniel on avait vraiment envie de te voir.
Abasourdi par la passion qu’il suscitait soudain, Stéphane ôta son manteau le plus calmement du monde, afin de cacher qu’il était touché par autant d’attention.
– Là, sur le lit, lui dit-elle. Il posa donc son manteau sur le lit.
Ils écoutaient le dernier PJ Harvey. The River passait.
– Allez, allez, assieds-toi. Qu’est-ce que tu prends ? Bière, blanc, rouge, vodka, rhum ?
S’enfonçant dans un des fauteuils :
– Une bière, ça ira.
Daniel, qui jusque-là n’avait toujours pas été recraché par les ténèbres du vestibule, apparut.
– Ouais, ça a pas été facile. Sur le chemin il m’a dit qu’il voulait pas boire ce soir.
Margot examina Stéphane.
– Ça va pas ? T’es un peu déprimé, c’est ça ?
Stéphane lui répondit par un vif sourire. On trinqua. Les yeux pétillant, Margot et Daniel, derrière leurs verres basculés, souriaient à Stéphane. « Ils sont heureux », pensa-t-il. « Quel accueil. »
Et puis ce fut parti. Margot se mit à parler, demanda des conseils à Stéphane à propos d’un polar qu’elle aurait aimé écrire.
– Mais tu comprends, j’ai jamais rien écrit de ma vie. Alors je te refile mes idées, et toi tu n’as plus qu’à mettre tout ça en forme.
– J’ai déjà assez de mal avec les miennes.
– Daniel m’a dit que tu te débrouillais plutôt bien. Et puis si tu veux, on pourrait mettre nos deux noms sur la couverture. Ça ne me pose aucun problème.
– Écoute, Margot, c’est pas que je veux pas t’aider, mais je ne pense pas que je te serais d’une grande utilité. Primo, je n’ai jamais écrit de roman policier ; deuzio, je n’ai jamais écrit de roman ; tertio, je n’ai toujours pas publié un seul truc. Et pour finir, je n’écris rien en ce moment. Je te conseille de prendre une feuille, un stylo et de t’y mettre. Écris quelques lignes, et tu verras.
– Quoi ?
– Ta prédisposition à écrire.
– Écoute, Margot, Stéphane a raison, essaie et tu verras bien. Et sans déconner, tu crois pas qu’il a d’autres chats à fouetter en ce moment ?
Daniel se leva, passa dans la cuisine, ouvrit une autre bouteille de vin.
– Quelqu’un veut du rouge ?
Margot observait Stéphane, un sourire modelant tendrement, quasi maternellement ses lèvres rouges. Au passage de Daniel elle tendit son verre, sans quitter sa proie des yeux.
– Tu sais, Daniel m’a tout raconté.
– Tout raconté quoi ?
– A propos de M.
– Ah. Vous savez, je dis M., mais vous pouvez l’appeler par son prénom.
– Non. Moi, je trouve ça bien, M. Je connais un peu l’histoire. Les moments idylliques, le bel appartement, les rires, les pensées communes, les surprises quotidiennes, l’érotisme débridé, que vous viviez du Nabokov, avec votre différence d’âge et le reste. Bien sûr, elle, elle avait pas douze ans. Vous deviez évidemment beaucoup vous aimer, mais était-elle bien réelle cette passion ? Peut-être que votre imagination en rajoutait un peu, non ? J’espère que tu m’excuses d’être aussi directe.
– Tu sais, Margot, ne crois pas qu’elle et moi soyons dupes de toute cette histoire. Elle aussi se prenait au jeu, et le jeu faisait partie de ce qu’il y avait de mieux dans nos vies. Nous n’étions que deux êtres déçus par leurs familles, qui tenaient ensemble par leurs failles. Nos cœurs abîmés s’emboîtaient bien, c’est tout.
Daniel et Margot s’embrassèrent longuement. Daniel prit le relai.
– Je ne suis pas sûr que vous le saviez à l’époque. Tu dis ça maintenant, mais vous aviez l’air sérieusement barrés dans votre roman. C’était trop. Quand on vous voyait, ça n’avait jamais l’air aussi parfait que quand tu m’en parlais.
– Évidemment. Mais ça c’était valable au début. À la fin j’avais les yeux un peu plus ouverts. Et c’est pour ça que ça s’est cassé la gueule.
– Écoute, je suis une fille, et je ne pense pas que les mecs aient jamais compris ce que tout ça signifiait, et surtout ce qu’on voulait.
Elle pose sa main sur la cuisse de Daniel.
– Mon chéri, tu peux changer de disque ?
Il se lève.
– Apparemment, toi, à la fin, c’était tes livres qui comptaient plus qu’elle. Enfin les livres que tu rêves encore d’écrire. Ce qui embarque une fille dans une histoire pareille, c’est un rêve, mais s’il tarde à se réaliser, alors là : patatras.
– Divine Comedy ?
– Parfait, mon chéri, c’est exactement ce que je voulais.
Au retour de Daniel ils s’embrassèrent à nouveau, longuement, langoureusement. Au point que Stéphane dut détourner la tête. Il vida sa bière, en prit une autre.
– De toute façon je n’ai pas envie de parler de ça, dit-il pour crever leur bulle.
Ils se décollèrent lentement et lui sourirent, attendris.
– Oh, excuse-nous.
– C’est vrai, désolé, mec, on n'est pas cool là-dessus. C’est pour ça que tu déprimais ce soir, et nous on t’en remet une couche.
Rires. Silence.
– Et ta boutique, Margot, ça marche ? Daniel m’a dit que tu te faisais des couilles en or.
Daniel lui montre deux petites corbeilles de fleurs artificielles avec une attitude moqueuse.
– Tiens, regarde donc les conneries que les gens achètent. Mais le pire, c’est qu’elle, elle décore l’appart' avec. Putain, c’est trop laid.
Margot lui expédia un amoureux coup de poing dans l’épaule. Ils se marrèrent, s’embrassèrent, se tripotèrent, nerveusement, brièvement. Stéphane vida d’une traite sa nouvelle bière, ouvrit la suivante.
– Mais vous baisiez encore à la fin ?
– Margot ! Ça va, lâche-le, putain !
– Haha, je sais, je suis un peu indiscrète, hein ? Mais c’est une sacrée histoire.
– Non.
– Non, je ne suis pas indiscrète ?
Elle éclata de rire. Daniel regardait Stéphane avec un tic de dépit figé aux lèvres, et semblant dire : « Excuse-la, elle a tout de même ses défauts ».
– Je voulais dire : Non, ça n’est pas une sacrée histoire, c’est facile, ce genre d’histoire, quand deux personnes au bout du rouleau se rencontrent. Et puis oui, nous baisions encore. À l’occasion. Par contre je ne pourrais ni en préciser la fréquence, ni vous dire à quand remonte la dernière fois. Ça m’attriste assez de savoir qu’on puisse terminer comme ça. J’ai oublié la dernière fois. Un souvenir tombé dans un trou. Tandis que je me souviens mieux de notre commencement que de l’instant vécu il y a une heure.
– Elle était trop jeune pour toi, conclut Margot.
Et valida ses mots d’un regard implacable.
– Tu sais, Stéphane, la première fois que je l’ai vue, tu t’es senti obligé de me dire qu’elle était très mature pour son âge. C’est qu’au fond tu n’y croyais pas trop. Bien que toi tu n’aies pas été si mature que ça non plus.
Margot renversa son verre.
– C’est pas grave, bébé, je vais chercher le sel.
Daniel se rendit à la cuisine, revint avec un énorme cylindre La Baleine, s’agenouilla devant le tapis blanc et le sala abondamment. Les cristaux rosirent aussitôt.
– C’est rien. Laisse tomber, bébé, on verra demain.
Daniel se redressa. Ils s’embrassèrent encore. Ça n’excitait pas Stéphane. Ça l’embarrassait. Il pensa qu’ils lui parlaient de la seule chose dont il ne voulait pas parler, que la bière ne lui était d’aucun secours, sans effet, et que leurs embrassades continuelles l’exaspéraient. Il se mit alors à imaginer qu’ils l’avaient invité pour le faire souffrir. Mais se radoucit en songeant que Daniel serait incapable de pratiquer la torture sur un ami. Daniel et Margot se séparèrent, mais avec une main toutefois laissée sur la cuisse de l’autre. Et Margot reprit, les yeux un peu rougis maintenant, la voix moins limpide, plus empâtée.
– Et les premières crises ? Tu l’as frappée ? Elle t’a frappé ?
Stéphane acheva sa bière, alluma une cigarette, se servit un verre de rouge, en vida la moitié, se leva.
– Écoutez, j’ai vraiment pas envie de parler de ça. Et puisque vous n’arrivez pas à vous retenir, je crois que je vais rentrer. Le prenez pas mal, mais j’ai l’impression que vous vouliez que je vienne pour me soumettre à la question. Je suppose, Margot, que c’est Daniel qui t’a transmis sa passion pour l’Histoire. Je n’aurais pas dû répondre à l’interphone, c’est tout.
Margot s’affole.
– Non, non, non, Stéphane, tu restes ! Je te promets que je ne parlerai plus de ça ! Je m’y intéresse, c’est tout. Ça ne va pas plus loin. Mais je comprends que tu... Enfin, je comprends.
Et ils se lancèrent tous trois dans une conversation sur la musique, les livres. La musique.
Et Daniel se leva pour passer le second album de Suede.
– Tout le monde le trouve à chier, mais nous on l’adore, pas vrai ?
– C’est incompréhensible, Daniel.
En revenant s’asseoir, Daniel renversa son verre à son tour. Il recommença le même cirque que précédemment, mais cette fois en jurant. Margot lui répéta de laisser tomber, de revenir parmi eux, qu’ils régleraient ça le lendemain.
– Oui, mais demain, le tapis sera mort.
Stéphane pensa : « Quelle idée d’aimer le blanc quand on boit du rouge » et sourit en lui-même.
Puis :
– C’est comme ça que ça a commencé, dit-il.
– Quoi ?
Daniel et Margot fixèrent Stéphane, effarés. Ils avaient prononcé ce mot à l’unisson, et avec une curiosité morbide, ils attendaient un verdict.
– Des beaux meubles design sur lesquels je ne voulais aucune tache, un fauteuil côté sur lequel je ne voulais pas qu’on chahute : « C’est du plastique, putain ! Faites gaffe, les mecs ! ». Quand le matériel revient au galop. Nous ne voulions plus boire tel truc parce que ça aurait été mauvais pour le tapis. Elle voulait Björk, je voulais le Velvet. Elle voulait fumer, je voulais boire. Et on gueulait. Je cassais tout. Mais même quand je cassais, j’étais faux, je cassais le « pas cher ». J’aurais pas cassé les chaises parce ces garces étaient signées. Quand on s’injurie et que ça aussi sonne faux, la seule chose qui crie encore pour de bon, c’est celle qu’on n’entend jamais assez : la sonnette d’alarme. Nous ne nous battions jamais, mais quand c’est arrivé, c’est parce que ce que j’avais dit avait été si horrible qu’elle avait voulu se trancher les veines avec une paire de ciseaux. J’ai voulu l’en empêcher. Mais toutes ces années de danse l’avaient musclée. Elle était presque aussi forte que moi. Alors, dans ma panique, je n’ai pas cru avoir d’autre choix que de la frapper pour qu’elle les lâche. Nous nous sommes mis à pleurer. Jamais je n’aurais imaginé être ce genre de type. Et je pleurais parce que je savais qu’on ne pouvait plus faire machine arrière. Je serai ce type-là pour toujours. Et elle serait cette fille-là.
Stéphane finit d’une traite son verre, s’en resservit un, en but la moitié. Il ne sentait toujours pas soûl. Il alluma une cigarette. Margot et Daniel demeuraient silencieux, se regardaient, le regardaient.
– Je croyais que tu voulais plus en parler.
– Je sais pas. Vous avez dû me faire de l’effet.
Se dirigeant précipitamment vers les toilettes, Margot renversa encore un verre.
– Merde, Margot !
Daniel se leva, etc. Stéphane aussi se leva, alla à la fenêtre, jeta un œil à la rue. C’était calme. Il pleuvait. Non. Il avait plu. Pas un chat. Une heure du mat'.
– Je vais y aller, cette fois. Et puis j’ai l’impression d’avoir refroidi la soirée.
Daniel, à genoux, redressa la tête.
– Mais non, je t’assure. Et puis elle voulait te poser des questions à la con, elle a eu des réponses à la con. Enfin, tu vois ce que je veux dire.
– Je vois.
– Et si tu t’en vas, elle va s’en vouloir encore plus. Elle veut que tu la connaisses mieux. Elle veut connaître tous mes meilleurs potes.
– Bon, d’accord. Mais encore un verre ou deux.
– Parfait.
Le sourire de Daniel lui donnait un air de diable. Ses yeux à lui aussi étaient rouges, et sa bouche semblait agrandie par les traces qu’avait laissé le vin à ses commissures. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Stéphane le regardait frotter les taches.
– Je comprends pourquoi vous achetez le sel en gros.
– Faut dire que c’est un peu de la connerie d’acheter un tapis blanc quand on se bourre la gueule tous les jours.
Margot revint et décida de changer de disque. Elle mit un truc pourri des années quatre-vingt. La voix de Daniel, venue du sol, émit aussitôt une affreuse plainte.
– Non ! Bordel ! Pas cette merde ! Tu m’as promis que t’en foutrais pas !
Le regardant, elle se marra.
– T’as honte devant ton pote ? Tu dis rien d’habitude.
– Écoute, Daniel, laisse tomber, on est de la même génération, ta copine et moi. Tu sais bien que je suis du genre nostalgique.
– C’est quoi, ces conneries ? Vous vous foutez de ma gueule ?
Il jeta l’éponge sur la table basse.
– J’abandonne !
– Je t’ai dit tout à l’heure de laisser tomber, putain ! Ça sert à rien, il y en aura une autre dans un quart d’heure.
– Pas si on fait gaffe !
– On fera jamais gaffe, on est des putains d’alcoolos. Je t’ai dit qu’on verrait demain.
– Demain ? Demain ? Mais demain tu me feras chier avec tes taches à la con, « Mon tapis ! Mon tapis est tout niqué ! J’adorais ce tapis, et blabla et blabla », alors ton « On verra demain », il me fait bien marrer. Ouais, bien marrer !
Il se redressa, la regarda un instant qui dansait avec son verre à la main. Les dents serrées, il traversa la pièce, éjecta le disque, qu’il remplaça par le Substance de Joy Division. Puis il disparut, une porte quelque part se referma.
Margot s’arrêta de danser, fixa Stéphane, lui lançant une œillade soûle proféra par-dessus son épaule :
– C’est ça, fous-toi au fond du trou ! T’es qu’un connard ! Je paie tout ici ! C’est moi qui bosse, merde ! Le loyer, la bouffe, la picole, tout ! Et ça me pète une crise pour un morceau de zique ?
Et en larmes elle se dirigea vers les wc.
Et Stéphane répéta pour lui-même : « C’est moi qui bosse, merde. Je paie tout. Loyer, bouffe, picole », et il eut dans la seconde envie d’être loin d’ici. « Et dire qu’à cette heure je devrais dormir. » Une épaisseur dans sa poche arrière se rappela à lui. Il y introduisit sa main, machinalement. C’était une page de cahier pliée en quatre. Il allait la déplier, mais il entendit son nom.
C’était la voix de Margot.
– Oui.
Elle était derrière lui. Il se retourna. Elle avait essuyé ses larmes mais elle ne cachait pas qu’elle avait pleuré.
– Stéphane, j’en peux plus. Je sais plus quoi faire. On commence à être malheureux, à se faire du mal. Ce soir, je ne sais pas d’où c’est venu. Ça arrive d’un coup. Pour rien.
Elle se remit à pleurer. Stéphane la serra dans ses bras. Elle chuchota.
– Il est allongé dans les chiottes, il pleure, refuse de me parler, de se lever. J’abandonne. Fais quelque chose. Ramène-le moi.
Stéphane poussa la porte des toilettes. Elle était bloquée. Il appuya sur l’interrupteur. Rien. Cette ampoule-là aussi était grillée.
– Daniel, pousse tes jambes.
Un froissement se fit entendre. Une reptation. Daniel se recroquevillait. Stéphane entra de biais. Ses yeux dissocièrent de la pénombre une forme humaine plus sombre. S’accroupissant, il la prit dans ses bras. La cuvette était au niveau de sa joue.
– Allez, lève-toi. Elle est triste. Elle regrette.
– Elle te l’a dit ?
– Non.
– Alors elle s’en fout.
– Non. Personne.
– Personne quoi ?
– Personne ne s’en fout.
– Laisse tomber, tu ne peux pas comprendre.
Stéphane ne répondit rien.
– C’est pas pareil qu’avec M. Votre histoire, c’est pas la nôtre.
Son ami hésita un peu. Et puis :
– Non. C’est vrai. Tu as raison. Ce n’est pas du tout pareil.
Alors Daniel se releva.
– Laisse-moi une minute. Je vous rejoins.
Tandis qu’il sortait de la salle d’eau, Stéphane conseilla à Daniel de changer l’ampoule.
– Ça serait plus facile pour te retrouver.
Le miroir lui renvoya un pâle sourire.
Dans le salon, Margot était assise, regardait dehors, un verre plein à ras bord à la main. Elle observait un couple affalé dans un canapé de l’autre côté de la rue, et éclairé par intermittence d’une lueur de télé. Sur le sol, à ses pieds, des cristaux de sel, à cause des basses, sautillaient, et certains disparaissaient, éjectés entre les lattes du plancher. Le tapis était moucheté de petites auréoles mauves, des petits tas de sable blancs et brillants s’y dressaient discrètement à différentes endroits.
Le parquet craqua quand Stéphane l’approcha. Margot se retourna, lui sourit. C’était un admirable sourire. Il semblait englober tous les plus puissants sentiments humains. Tristesse, honte, gratitude, inquiétude, paix, espoir. Elle posa son verre prudemment, abandonna son fauteuil et avança vers lui.
– C’était une mauvaise idée. Je crois qu’il vaut mieux que tu rentres.
– Je venais te dire au revoir de toute façon. Il arrive. Oubliez tout ce que j’ai dit.
Margot sourit à nouveau, ses yeux brillaient.
– Oui. T’en fais pas. Tiens, c’était sur la table.
Et l’embrassant, elle lui glissa le feuillet plié dans la main.
Ses yeux brillaient toujours. Ses lèvres étaient presque blanches.
Saisissant la poignée de la porte d’entrée, il se tourna vers la salle d’eau. Son ami était là, les mains posées de chaque côté du lavabo, le visage penché au-dessus. Stéphane ouvrit la porte, la referma, chercha un long moment l’interrupteur à tâtons, avant de se souvenir. Il amorça sa descente dans le noir. Mais au deuxième étage il alluma tout de même et recommença pour la énième fois à lire cette page arrachée à un journal.


Stéphane Bernard

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

[ka] Aaron Mirkin Adham Alain Helissen Alessandro Bavari Alexa Wilding Alexandra Fontaine Alexandra Kalyani Alx P.op Angèle Casanova animation Annabelle Verhaeghe Antonella Eye Porcelluzzi Antony Micallef art contemporain Aziz Zaâmoune Baby Scream bande dessinée Benjamin Hopin Bissecta de Kinsâme Bruno FortuneR Catherine Estrade Catherine.P Cendres Lavy chanson Chloé Charpentier Chloé Wasp Chris Mars Christene Hurley Christophe Siébert Christopher Arcella Claire Hurrimbarte Claire Sauvaget Claire Von Corda Clara Engel clik vanzenovitch clip Cloud Seeding court métrage danse dessin Dim Media Dream of Electric Sheep Enki Ashes Erik Johansson Evan Scott Russell Florent Tarrieux Gabriel Henry Gaël Chapo graphisme Heart of Hearts Heeran Lee Hourra Marinella Hugo Dietür image izaniam zianam Jacques Cauda Jean-Christophe Liénard Jean-Paul Gavard-Perret Jean-Pierre Parra Jean-Sully Ledermann Kat Gogolevitch La Sucrerie Laurent Heller Le Manque Lettercamp c/o Escalofrio lithium idols a.k.a. david spailier littérature long métrage Lonz Lorem Louise Vertigo LWO malmo Marc-Henri Arfeux Marianic Parra Marissa Nadler Marjorie Accarier Maša Kores Miao Jiaxin Michel Meyer MorrisonDance Muerto Coco musique musique électronique My Own Cubic Stone Nadine Carina Nils Bertho Nina Paley No Way Out nobodisoundz nouvelle OBSCURESCENCE [Alain Detilleux] Odkali de Cayeux Olivier Warzavska (AKA Walter Van Der Mäntzche) Paola Suhonen peinture performance Philippe Jozelon Philippe Lamy photographie Pierrette Cornu poésie poésie sonore sancar dalman SandinoSéchiant Sandrine Deumier Scott Radke sculpture Sébastien Loghman See Real Snowdrops Sonologyst Stéphane Bernard Teklal Neguib texte The Chrysdoll Project The Physical Poets théâtre Thierry Théolier Totem Ullapul vidéo Vincent Motard-Avargues Vitriol Hermétique Wim de Vlaams Yann Hagimont Yentel Sanstitre Yod@