29.5.17

142. Louise Vertigo _ 'Voix et souffle (extrait #2)'




LA VOIX MÉTAMORPHOSE

CHAPITRE 3
LE CORPS QUI CHANTE

Je soupçonnais qu'il se passait quelque chose d'essentiel, avec la voix au-delà de la musique même. Je soupçonnais que la musique était une porte pour accéder à la dimension spirituelle de la vie. Oui, la voix est une porte de l'être. On sait cela en Inde et dans beaucoup de religions depuis fort longtemps. 

Serge Wilfart est le précurseur, à ma connaissance, d'une pédagogie de la voix qui s'appuie sur la connaissance du travail interne de l'énergie dans les arts-martiaux.

La voix-énergie, comme on l'appelle aussi, est une voie d'accès à la dimension corps-esprit que l'on trouve en Asie dans la tradition du yoga et dans celle des arts-martiaux.

Le corps revêt une dimension spirituelle, s’il est une caisse de résonance pour la voix, il est également potentiellement le support de l'éveil.

Venu d'Inde en la personne de Bodhidarma, le bouddhisme zen est d'abord le bouddhisme chan en Chine, il croise sur son chemin le taoïsme et les notions de vide et de plein. La pratique de la méditation et celle des positions statiques, d'arbres, que l'on trouve dans les arts-martiaux internes se complètent. En nous permettant de nous mettre en résonance avec notre environnement – avec le cosmos, disent les taoïstes – elles nous permettent de rentrer dans un état modifié de conscience ou plutôt, je pense, une conscience plus fine, plus éclairée de tout ce qui nous entoure.

Cet état est la vérité de notre être intérieur qui est pluridimensionnel. Dans les arts-martiaux internes, en développant d'abord autour et à l'intérieur de nous le ressenti d'un champ d'énergie plus vaste, nous développons un ressenti plus large de l'univers qui nous entoure. Nous nous sentons mieux en contemplant des paysages qui s'étendent à l'infini comme devant la mer. Ils nous replacent à notre juste dimension d'homme. 

En ville, il n'y a pas d'horizon.

La musique est le langage qui dialogue le mieux avec l'énergie interne. Le caractère yaò, qui signifie médecine, a été créé comme un dérivé du caractère yué qui signifie musique. Je pense à Maître Ueshiba avec le chant des voyelles, le kototama. Et au maître d'arts-martiaux taoïste de la montagne du Wudang, Yuan Li Minh, un homme qui danse l'énergie. En le voyant pratiquer le Taï-chi, accompagné par un joueur de ghuzeng, on se demande qui accompagne qui ?

Je l'ai vu se métamorphoser à Lembrun, un centre bouddhiste de pratique des arts-martiaux, durant une présentation de son art. C'était comme s’il avait quitté son enveloppe ordinaire humaine et qu'il se transformait en un dieu vivant, d'une fluidité folle et ondulante. 

Le voir en mouvement parle à notre être profond.

En pratiquant avec lui durant ma formation aux chi kong secret des cinq éléments du Wudang, j'ai vécu au fil des années, à chaque rencontre, de grandes transformations comme celle de sentir mon dantian, puis de le sentir tourner comme un globe dans plusieurs directions, ou encore de sentir par tout mon corps, mes fibres, comme si j'étais moi-même devenue un animal-canal, un tigre ou une grue.


CHAPITRE 6
PAYSAGE DES MOTS

J'écris depuis que je vis à Paris dans des cahiers rouges. J'écris à la première personne. J'aimerais que mon lecteur puisse s'identifier à ma prose et à mon chant, comme je le fis jadis à la lecture de Baudelaire, Bukowski, Henry Miller.

J'étais une jeune fille qui voulait devenir écrivain. Je m'installais à la terrasse des cafés parisiens. Je flairais l'atmosphère. Je regardais les gens. J'imaginais que c'était juste d'être brune, littéraire et d'affecter d'être homosexuelle dans le prolongement d'un fume-cigarette pour me donner un genre. J'imaginais que c'était juste de boire, de picoler et d'accumuler les conquêtes par désespoir romantique au risque d'y laisser le cœur.

J'écris, je chante. C'est la même chose, à la première personne pour communiquer avec les autres créatures d'humaine condition. J'écris, je chante car le monde me fait peur, les autres me font peur et me fascinent idem. Je pressens qu'ils recèlent des trésors indicibles.

J'écris comme tout le monde, enfin, je veux dire les pauvres, des lettres administratives ennuyeuses et creuses pour grappiller un petit quelque chose, j'écris des chansons dans lesquelles parfois une phrase est un bijou.

J'écris de manière répétitive comme si mon cerveau était « samplé », comme la musique sur laquelle je chante. J'aime les répétitions, la transe. Je m'échappe des carcans administratifs, je m'échappe des formatages machinistes, je m'échappe. Je redeviens pythie échevelée et ma parole magique est vérité.


CHAPITRE 5
LE PAYSAGE INTÉRIEUR

Humm… J'ouvre les portes. 

L'énergie s'écoule entre mes bras reliés par les majeurs. Je sens la pince du pouce et de l'index et j'appuie légèrement sur mes laogongs. Je sens comme un volume, mes doigts sont remplis de sang. C'est comme tenir entre ses mains un poussin, il faut le faire de manière à la fois très douce et délicate tout en étant ferme juste où cela est nécessaire. Pour faire circuler l'énergie, il ne faut pas trop de force ou trop de volonté car alors elle se bloque, juste chercher à tâtons la juste pression, le bon endroit tout en restant ouverte et relâchée.

Je sens une boucle complète entre mes bras, entre mes mains, l'énergie circule librement quand les nœuds sont dissous. L'énergie coule dans ma gorge le long de la colonne d'air pour aller rejoindre le dantian, c'est plus frais dans ma bouche si juste avant j'ai fait des vibrations bouche fermée. Le passage du cou est libéré. Les cervicales sont alignées.

Mes pieds sont absorbés par le sol, mes anches s'ouvrent, je sens l'énergie qui remonte le long des méridiens de mes jambes. Je suis assise sur un gros ballon d'énergie, la région de l'aine est ouverte. À l'inspiration, je sers l'anus, fais remonter le souffle le long de mes vertèbres, le long du vaisseau gouverneur* jusqu'à un point au milieu sur la gencive au-dessus des grandes dents de devant, je suspends le souffle naturellement puis, sur l'expiration, le souffle redescend sur la partie à l'avant, le long du vaisseau conception, pour rejoindre le périnée.

C'est ce qu'on appelle, en chi kong, une petite circulation céleste. 

Mon dos est rempli, mon coccyx basculé, mingmen* s'ouvre. 

J'entre dans le royaume là ou le souffle-énergie s'accorde aux battements de mon cœur.

Devant moi, un arbre aux puissantes racines, je tente de communiquer avec lui, de sentir son énergie.

Je sais que je ne dois pas trop m'attacher à l'état modifié de conscience dans lequel je rentre, qui est de me sentir plus vivante, de voir ce que je vois ou plutôt de percevoir les choses de manière plus nette, plus claire malgré ma myopie, comme nimbées de lumière.

J'observe l'empreinte que laisse derrière lui un escargot glissant sur le tronc d'un arbre après la pluie. Je suis totalement absorbée en cette contemplation.

Lorsqu'on fait l'arbre, il est fréquent que les animaux s'approchent de nous comme si nous devenions invisibles. 

Au jardin des Buttes-Chaumont, j'ai plusieurs endroits ou j'aime à pratiquer.  Les chiens viennent me sentir, s'approchent sans crainte, parfois semblent s'interroger, puis repartent en m'ignorant. Je suis transparente, parfois ils ne me voient même pas. Faire l'arbre m'a donné l'occasion de voir de prêt des écureuils. Un autre jour, un tout petit oiseau jaune qui se nourrissait de baies de la même couleur que lui est venu voleter juste sous mon nez, sur l'arbre devant lequel je m'étais placée. Cela fait ma joie et ma journée.

Mais ma plus belle anecdote à ce jour se passe un lundi de Pâques, j'étais avec Marcia, une de mes élèves, nous étions en position de l'arbre quand soudain de l'intérieur des feuillages un rouge-gorge se met à chanter à tue-tête. Quel beau cadeau, je n'en avais jamais vu ni entendu de si près ! Nous avons cherché plus tard une signification à cet événement et découvert que le rouge-gorge est l'oiseau qui a osé chanter pour soutenir la douleur du Christ sur la croix.

Aujourd'hui, en ce mois d’août 2016, je suis au même endroit, je me suis placée derrière l'arbre pour m'abriter du vent. Le vent n'est pas bon pour pratiquer le chi kong. Des chants d'oiseaux s'élèvent sur le côté. J'observe une femelle merle au même endroit, dodue avec ces douces couleurs brunes, elle est tellement vivante, absorbée à l'écoute, je l'aime. 

Il n'est plus possible de détruire la nature quand on s'harmonise avec l'ordre cosmique. On ne peut que s'incliner devant elle.

* Vaisseau gouverneur : un méridien qui traverse le torse à l'arrière du corps.
* Mingmen : se trouve à mi-chemin entre les reins (entre les vertèbres L2 et L3). C'est en lui que réside la force des reins en médecine chinoise.


Louise Vertigo

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